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LA PETITE PLANÈTE
N°2817 (1982 UJ)
Espaces en pièce(s)
Sophie Loucachevsky
adapte pour la scène Espèces dEspaces de Georges
Perec dans le cadre dune semaine sur le thème "Perec
et le cinéma" au Forum des Images.
"Habiter un lieu, est-ce se l'approprier ? Qu'est-ce que se l'approprier
? A partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ?"
Quand Georges Perec analyse les "lieux" de son existence avec
les yeux du géographe ou de l'anthropologue, il se fait l'observateur
d'un exil intérieur : "J'aimerais qu'il existe des lieux
stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables,
immuables, enracinés". Le parcours du metteur en scène
Sophie Loucachevsky y fait écho : assistante d'Antoine Vitez
au début des années quatre-vingt, directrice artistique
du Petit Odéon en 1994, elle s'est aussi consacrée à
la "conquête de l'espace" théâtral mondial,
au Japon, en Autriche, en Italie ou en Afrique du Sud.
Tous deux sont des enfants de l'immigration juive d'Europe de l'Est.
Une histoire de nomades, en somme.
Mais pourquoi adapter au théâtre une oeuvre qui joue tellement
sur sa nature livresque et typographique, qui débute par une
analyse de "la page", et finit par ces mots : "Ecrire
: essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire
survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au
vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une
marque ou quelques signes" ? Pourquoi mettre en scène une
aventure scripturale ?
C'est précisément le but de cette manifestation intitulée
"Perec et le cinéma" : proposer une ouverture du champ
d'analyse des ouvres perecquiennes à l'image, à l'écran,
à la scène. Perec l'écrivain fut aussi cinéaste
(il a lui-même réalisé Un homme qui dort en 1973
et Les lieux d'une fugue en 1976) et dramaturge (il a participé
en 1970 à l'adaptation théâtrale de son oeuvre radiophonique
L'Augmentation par Marcel Cuvelier). Enfermer Perec dans l'écriture
serait une erreur.
Pour Sophie Loucachevsky, Espèces d'Espaces est avant tout une
"histoire humaine", qui a pour sujet "le petit homme,
la banalité, le quotidien. Perec n'est pas un moderne, c'est
un classique contemporain. Aujourd'hui, tout le monde travaille sur
ce qu'il a commencé, mais sans vraiment savoir qui est Perec".
Plutôt que de construire une théorie, le texte parle d'une
expérience ludique et enfantine de l'espace, d'un degré
zéro du questionnement sur notre environnement, d'une "invention"
dans le sens étymologique de "découverte" :
"je me dis que je ne suis pas la seule à être folle,
à compter les platanes dans la rue".
C'est d'ailleurs le sens du renversement chronologique des chapitres
suivant une "spirale ascendante" : si le livre part de la
page pour arriver au cosmos, la pièce fait le parcours inverse
pour mieux glisser du sociologique vers l'autobiographique. Le propos
du texte est "de nous rendre intelligent, de nous apprendre à
mieux voir".
La pièce, elle, nous apprend à mieux lire : les listes,
les descriptions plates, ce qui semble parfois fastidieux dans loeuvre
de Perec, prend vie et forme sur scène avec une force visuelle
étonnante. Le théâtre nous "prend en otage"
face au texte, et nous contraint à vivre l'exercice de l'inventaire
dans sa toute sa durée, sa difficulté, son audace. "Nettoyer
vérifier essayer changer." : quand la juxtaposition des
infinitifs s'incarne dans le jeu de l'acteur, l'expérience anodine
de l'emménagement prend des dimensions épiques et burlesques.
En passant sur les planches, le monologue littéraire de Perec
gagne en spatialité : les trois acteurs (Caroline Chaniolleau,
Sandrine Lanno, Grégoire Oestermann) font plus que se partager
les chapitres, ils recréent le mouvement, le "jeu",
le dialogue intérieur propre à l'écriture perecquienne.
Les chapitres découpent la scène, les estrades, les gradins
en un système de vases communicants. Les éclairages, les
tableaux, les projections de vidéos expérimentales de
Roland Schär, sont autant de figurations de l'infiniment grand
et de l'infiniment petit. "Comment chasser les fonctions, chasser
les rythmes, les habitudes, comment chasser la nécessité
?" : dans le texte, Perec se met à la recherche d'un espace
"inutile, absolument et délibérément inutile".
La scène du théâtre pourrait bien être cet
espace des possibles, qualifié par le metteur en scène
d' "espace inutile, trou noir, espace à inventer, espace
de l'absence, de la tragédie, de la mort, espace absolu".
Si Perec nous fait sourire, la pièce nous fait rire. Sophie Loucachevsky
dit avoir fait travailler les acteurs "entre Pierre Dac et Marcel
Proust. Ils se mettent au travail devant le public", tâtonnent
et expérimentent "comme Bouvard et Pécuchet, parfois
on peine, parfois ça se fluidifie". Le drame personnel s'exprime
"sans psychologie, sans psychanalyse, hors de la pathologie et
de l'hystérie". On devine l'espace ténu qui sépare
la brève de comptoir de la confession intime : "pas de papa,
pas de maman. Perec n'a jamais eu d'arbre planté par son père".
Il compte les platanes.
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